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Il s’appelle Pierrot, un ancien de la marine, réformé pour raison de santé, selon ses dires. Pendant vingt ans, Pierrot a rompu tout lien avec son épouse et son milieu qu’il ne pouvait plus supporter et a opté pour une vie d’errance, passant d’une ville à l’autre ; d’abord Rennes où il naquit, puis Paris, jusqu’à Nice où il posa il y a sept ans son unique baluchon, un sac de toile suranné contenant son livret militaire, un portefeuille avec deux ou trois photos de son fils ; c’est tout.
Il a déjà tout donné !
L’existence de Pierrot est dure, c’est le moins que l’on puisse dire. Mais il semble moins s’en préoccuper que les regards portés sur sa condition. L’assistance sociale, les éducateurs l’ont sommé de se montrer un homme capable de se battre, de sortir de sa situation. Invariablement il répond avec la désinvolture qui le caractérise qu’il a déjà tout donné en tant qu’ancien militaire et qu’il n’a plus rien à prouver. Sa faculté mentale n’est pas altérée, bien au contraire ; Pierrot se rappelle parfaitement tout ce qu’on lui dit ; il ne lui manque qu’une parcelle de volonté pour faire comme tout le monde – remarque un passant.
Il a sauvé un enfant d’un incendie !
Pierrot sait déployer une capacité à s’adapter à des situations extrêmes, qu’il pleuve ou qu’il neige, il s’en est toujours sorti, lui le sans domicile fixe. C’est cette capacité insoupçonnée qui surprend et lui attire parfois la sympathie des gens.
Il avait même sauvé un enfant de l’incendie dans l’appartement de ses parents malgré les flammes qui menaçaient de se propager dans tout l’immeuble. Cet événement avait fait le tour du quartier, Pierrot c’était le héros du jour. On lui apportait qui, une chemise et un pantalon propres, qui, un gâteau confectionné exprès pour lui, etc… Il recevait tant et si bien qu’il ne savait où mettre tout cela. Voilà qu’il s’était mis à son tour à redistribuer aux plus démunis ce qu’il avait reçu, aumônes et autres libéralités que les gens voulaient bien lui accorder.
Il a tant aimé !
Un jour Pierrot s’alita ; quelqu’un l’avait transporté d’urgence au centre hospitalier de Saint Roch, il était frappé d’une forte fièvre. Six mois plus tard, il y était encore. Son état ne s’était guère amélioré lorsque par un concours de circonstance je lui rendis visite. Quand il me vit, il me reconnut aussitôt et se mit à me raconter la visite qu’il venait de recevoir. Il avait vu sa femme surgir dans sa chambre, et c’était juste au moment où il allait s’assoupir. Elle était apparue toute souriante, comme quand ils étaient jeunes ; il l’avait aimée, elle aussi l’avait aimé. Elle se tenait devant lui et levait les yeux sur lui ; son bras gauche sur le ventre et son bras droit levé avec le coude posé dessus, sa main mi fermée sous le menton. C’était sa façon à elle de s’adresser à lui lorsqu’elle voulait lui annoncer quelque chose d’important, ses yeux couleur noisette pétillant.
Puis elle lui déclarait:
— Notre maison est déjà prête ; j’ai aménagé les deux pièces et rénové la cuisine. Notre fils terminera bientôt ses études et il reviendra habiter à la maison.
— Oui, mon fils est à l’université et il apprend plein de choses ; il est intelligent et va devenir ingénieur en informatique. Je suis fier de lui, insistait Pierrot.
— Pourquoi tu ne rentres pas à la maison ?, continuait-elle
— On ne veut pas que je parte, on ne veut pas me libérer, je suis enchainé ici ! Emmène-moi, ne me laisse pas ici, emmène-moi !, martelait-il
Pierrot se tut un moment puis me dit que son épouse était partie dès qu’il l’avait interpellée avec instance ; elle n’était plus là, et il était resté seul, désespéré en attendant son retour.
De l’avis du chef de service du centre où il fut interné, Pierrot souffrait de délire. Par moments, il était sujet à des hallucinations où il croyait voir son ancienne épouse. Son médecin s’efforçait de lui expliquer à chaque fois que c’était une idée fausse, que sa femme n’était pas venue, et que ses apparitions étaient la conséquence de son cerveau perturbé par la forte fièvre. Pierrot finit par être convaincu par son médecin ; et depuis lors son état s’améliora. Il sortit du centre hospitalier puis retrouva ses repères habituels.
Jean-Charles Yambélé
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2 commentaires
Nawel · 26 juillet 2011 à 6 h 01 min
Très touchante cette histoire, j’en ai les larmes aux yeux, on espère toujours ne pas en arriver là la vie est si tragique souvent et imprevisible.
Merci Denis.
Jean-Carles YAMBELE · 29 juillet 2011 à 16 h 40 min
Bonsoir. Il faut avoir observé ou vécu les faits en situation réelle pour pouvoir transcrire l’émotion dans le texte et la faire partager. Je crois que les grands romans comme « Les misérables » de Victor Hugo ou même « Batouala » de René Maran, ont été le fruit d’observations sur le terrain.
Jean-Charles YAMBELE